L’aspect dissuasif des sanctions en droit communautaire de la concurrence

Pour (éventuellement) citer cette étude :
Jean-Loup Jaumard, L’aspect dissuasif des sanctions en droit communautaire de la concurrence, Revue Concurrentialiste, Mai 2012

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Comme toute violation de règles d’ordre public, le non-respect des dispositions des articles 101 et 102 du TFUE prohibant respectivement les ententes et abus de position dominante fait peser sur le contrevenant un risque de sanction. Cette sanction peut prendre plusieurs visages. Il peut s’agir selon l’article 7 du règlement 1/2003 (1) de mesures correctives «de nature structurelle ou comportementale» visant par exemple à imposer la cessation d’une pratique ou à ordonner l’adoption d’une certaine ligne de conduite. De même, la violation des dispositions du droit communautaire de la concurrence est susceptible d’entrainer le prononcé d’une sanction pécuniaire et c’est cette dernière qui va intéresser notre étude.

1. Une amende devant revêtir un caractère dissuasif

La sanction pécuniaire en droit communautaire – comme d’ailleurs en droit national – prend la forme d’une amende administrative, cette dernière trouve son fondement en l’article 23 du règlement 1/2003 et sa légitimité dans la nécessaire protection du marché. Cette sanction, comme tout châtiment, doit être dotée d’une certaine efficacité pour qu’elle soit utile à la société et dans le contexte du droit de la concurrence l’efficacité de la sanction passe par la force dissuasive de cette dernière. La dissuasion est un aspect essentiel de l’amende administrative et il conviendra d’en faire la démonstration.

La dissuasion selon le Petit Larousse (2) est au sens courant «le fait  de détourner quelqu’un d’une résolution». Il est aussi dans le langage militaire une stratégie visant «à détourner un adversaire d’une intention agressive par la représentation des représailles qu’il pourrait subir en retour». À titre d’exemple, les missiles positionnés par les Soviétiques à  Cuba en direction des États-Unis en  mai 1962 n’étaient autres que le fruit d’une stratégie militaire de dissuasion. Ce mot, qui n’est pas de souche juridique, aurait pour objectif quasi biblique de «remettre vers le droit chemin». Le juge en prononçant une sanction dissuasive telle que l’amende administrative va, outre le fait de réprimer le contrevenant, tenter de le faire renoncer à sa pratique. Mais cette sanction dissuasive peut avoir différents degrés et c’est ce que rappellent clairement les lignes directrices pour le calcul des amendes de 2006 (3)  en leur point 4: «il y a lieu de fixer des amendes à un niveau suffisamment dissuasif en vue de sanctionner les entreprises en cause (effet spécifique), mais aussi en vue de dissuader d’autres entreprises de s’engager dans des comportements contraires aux articles 81 et 82 (4) du traité ou te continuer de tels comportements (effet dissuasif général)». L’amende infligée au contrevenant doit donc tenir compte de la dissuasion de ce même contrevenant, mais aussi des contrevenants potentiels. Cette dissuasion passe essentiellement par le prononcé de sanctions aux montants particulièrement forts.  Selon les économistes néo-classiques (5), les opérateurs économiques sont à considérer comme des êtres dotés d’un certain bon sens: ces derniers avant d’agir et d’affecter la le marché vont effectuer un calcul  purement rationnel par un rapport coût/avantage, et ce n’est que lorsque le gain espéré est supérieur à la probabilité d’être sanctionné que le jeu en vaut la chandelle. Il convient dès lors à ce que les autorités de concurrence  prononcent des amendes suffisamment élevées et donc dissuasives pour qu’il y ait plus à gagner en respectant la loi qu’en la violant. Ce raisonnement explique en partie la tendance des autorités à vouloir accroitre la sévérité de leurs sanctions pécuniaires.

2. La reconnaissance d’un facteur dissuasion à deux visages

L’objectif de dissuasion n’a pas été reconnu aux  sanctions pécuniaires lors des prémices du droit communautaire de la concurrence. En effet, aucun texte de droit primaire ou de droit dérivé n’y faisait référence. C’est finalement la pratique décisionnelle de la Commission qui a reconnu ou du moins mis en évidence la nécessaire finalité dissuasive des sanctions (6). Plusieurs décisions de la Commission dans les années 1970 ont rappelé que les amendes administratives devaient être dotées d’un pouvoir de dissuasion, notamment l’arrêt Pioneer ou «Musique Diffusion française» rendu par la CJCE le 7 juin 1983. La Cour dans cet arrêt donne raison à la Commission qui avait dans sa décision retenu la nécessité de sanctionner par un montant élevé des entreprises qui pendant des années ont maintenu un comportement anticoncurrentiel en ayant pleinement conscience que  les gains qu’elles pouvaient  réaliser étaient supérieurs aux montants des amendes infligées jusque-là par la Commission. La Cour stipule que la Commission «peut élever le niveau des amendes en vue de renforcer leur effet dissuasif». Il conviendra de remarquer dans cet arrêt que la Cour voit une corrélation entre l’aspect dissuasif et l’augmentation des amendes. Cette reconnaissance décisionnelle de la finalité dissuasive des sanctions a précédé une consécration textuelle dans les lignes directrices de 1998 (7) puis plus explicitement dans les lignes directrices de 2006 pour le calcul des amendes en violation des dispositions des articles 101 et 102 du TFUE. Ces lignes directrices, qui ne sont que le fruit de l’expérience de la Commission dans l’application des dispositions du droit de la concurrence, vont figer cet objectif de dissuasion. En effet, les lignes directrices de 2006 précisent que la Commission «doit veiller au caractère dissuasif de son action» (8), et «inclure un montant spécifique indépendant de la durée de l’infraction en vue de dissuader les entreprises de même s’engager dans des comportements illicites» (9).

S’il ne fait nul doute au vu des développements précédents que la dissuasion est une finalité de la sanction pécuniaire, elle est aussi un élément de calcul de la sanction. Le facteur dissuasion a donc comme le dieu romain Janus, deux visages. Elle est l’objectif de l’amende et à la fois un élément du calcul de cette dernière puisqu’une partie du montant est consacrée à la dissuasion. Il conviendra de s’intéresser à la singularité de la prise en considération de la dissuasion au moment du calcul de la sanction

3. La prise en compte du facteur de dissuasion dans le calcul de l’amende

Le facteur dissuasion a un caractère polymorphe. Il est un objectif majeur de l’amende administrative qui  a pour finalité de décourager l’auteur d’une infraction de recommencer ou de le réorienter vers le chemin de la vertu en l’incitant à prendre des engagements ou d’être demandeur en clémence. De même les contrevenants potentiels sont moins enclins à porter atteinte à la concurrence. Il est aussi un élément essentiel  du calcul de l’amende.

L’étude de la prise en compte de l’élément dissuasion dans le calcul de l’amende est particulièrement délicate. En effet, le facteur dissuasion est un élément de calcul atypique et difficilement perceptible. Tout d’abord, on aurait pu penser que la part du montant de la sanction correspondant à la dissuasion devait être calculée en fonction du gain illicite réalisé. En effet, il n’y aura dissuasion que si au minimum l’amende dépasse les gains réalisés, ou mieux encore, les gains escomptés. Cette idée est pourtant à rejeter au vu des difficultés qu’aurait le juge à évaluer ce gain illicite. Il convient toutefois de préciser que les lignes directrices de 2006 en leur point 30 disposent que la Commission devra tenir compte des gains illicites réalisés lorsqu’une estimation est possible. En outre, le facteur dissuasif est indépendant des autres critères d’évaluation de la sanction pécuniaire à savoir selon le règlement 1/2003 la gravité et la sanction.  En effet, ces critères sont pris en compte au moment du calcul du montant de base qui constitue la première étape du calcul de l’amende. Or le facteur dissuasion est pris en compte à la fois lors de cette phase, mais aussi au lors de la seconde phase dite «d’ajustement du montant de base» comme on le verra ultérieurement. La prise en compte du facteur dissuasion n’intervient donc pas dans une étape particulière du calcul de l’amende et aucune méthode spécifique n’a été proposée par la Commission dans ses décisions ou dans ses lignes directrices pour évaluer ce facteur dissuasion. Le facteur dissuasion comme élément de calcul des amendes est à qualifier «d’électron libre», difficilement identifiable, il est pourtant omniprésent au moment du calcul. Il faut comprendre qu’étant également une finalité de la sanction, le facteur dissuasion doit pouvoir intervenir à toutes les étapes du calcul de l’amende.

À défaut d’offrir une méthodologie implacable pour appréhender ce facteur au moment du calcul de l’amende , il conviendra de citer différents ingrédients qui peuvent être retenus par la Commission et permettant de faire en sorte que l’amende soit «suffisamment salée» au goût des contrevenants à des fins de dissuasion. Ces éléments sont loin d’être exhaustifs et  il faut de rappeler que les autorités sont désireuses de laisser «une part de mystère» dans le calcul du facteur dissuasion. En effet,  si la Commission dans sa décision est obligée de donner les éléments d’appréciation relatifs à la gravité et à la durée de l’infraction cette dernière n’est pas tenue d’indiquer les éléments chiffrés entrant en compte dans le calcul du facteur dissuasion. C’est notamment ce qui a été récemment rappelé dans l’arrêt Lafarge rendu par le  TPICE (10). On pourrait classer ces éléments en deux catégories, selon qu’ils figurent expressément dans les lignes directrices de 2006 ou qu’ils aient été retenus dans les décisions de la Commission.

Tout d’abord les Lignes directrices prévoient des éléments d’évaluation du facteur dissuasion dans les deux étapes de l’évaluation de la sanction. Lors de la phase de détermination du montant de base, la Commission ambitionne d’analyser objectivement l’ampleur, la dimension de l’infraction. Elle établit un pourcentage de la valeur des ventes qu’elle évalue en fonction de la gravité de l’infraction et qui ne peut dépasser 30%  et qu’elle multiplie par le nombre d’années durant lesquelles l’infraction s’est déroulée. Le résultat est ce que l’on appelle communément le montant de base. Le point 25 des lignes directrices prévoit, alors même que la gravité a déjà été prise en compte dans l’évaluation du montant, de majorer de 15 à 25% de la valeur des ventes le montant de base. Cette augmentation  considérable du montant de base (que l’on appelle aussi «taxe à l’entrée») intervient notamment en cas d’accords horizontaux sur les prix, de répartition de marché et de limitation de la production. L’objectif de cette mesure est limpide dans le texte puisque la Commission fait référence à la dissuasion.  Outre le point 25, l’objectif de dissuasion à l’étape d’évaluation du montant de base peut se retrouver dans le calcul de la durée. En effet, le calcul tient compte du nombre d’années d’infraction comme facteur multiplicateur, sachant que «les périodes de moins d’un semestre seront comptées comme une demi-année» et «es périodes de plus de six mois, mais de moins d’un an seront comptées comme une année complète» ce qui varie de la pratique décisionnelle antérieure. À titre d’exemple, pour une  pratique qui dure un an et 1 mois, le facteur multiplicateur sera de 1,5 et non de 1,1 ce qui a vocation a augmenter considérablement le montant de base et donc l’amende prononcée. L’objectif, même s’il n’est pas apparent, est bien de dissuader les contrevenants puisqu’il n’y a pas de proportionnalité entre la durée réelle de l’infraction et la durée prise en compte dans le calcul du montant de base. Lors de la phase d’ajustement du montant de base, les lignes directrices prévoient plusieurs éléments qui permettent d’accroitre le caractère dissuasif d’une amende.Tout d’abord la récidive participe clairement à l’objectif de dissuasion. Cette circonstance aggravante a de manière générale pour objectif de sanctionner plus parce qu’une condamnation antérieure n’a pas elle même était suffisamment dissuasive pour le contrevenant. Toutefois cette notion en droit communautaire de la concurrence se détache de la conception classique. En réalité elle est abordée beaucoup plus souplement par les autorités de concurrence ce qui augmente les cas où la récidive puisse être retenue. Tout d’abord le point 28 précise qu’il suffit qu’il y ait une simple «répétition de l’infraction» et non une condamnation antérieure, de même il convient de rappeler que la Commission n’est pas liée par un quelconque délai de prescription en matière de récidive. Les lignes directrices de 2006 précisent expressément que la Commission peut en cas de répétition d’une infraction augmenter le montant de base de 100% et ce pour chacune des infractions constatées. Par cette mention du pourcentage maximum, il faut y voir un signe fort de la Commission d’aller plus loin dans la sanction sachant qu’avant ces lignes directrices la récidive n’entrainait pas en pratique un dépassement de plus de 50% du montant de base. Les lignes directrices prévoient également dans la phase d’ajustement du montant de base la faculté pour la Commission «en vue d’un caractère dissuasif» de prendre en compte la taille de l’entreprise (11). Il s’agit de la consécration textuelle d’une pratique décisionnelle de la Commission qui consistait à augmenter l’amende imposée d’une entreprise dont le chiffre d’affaires est particulièrement important. En effet, une entreprise de grande taille ne peut être comparée à une entreprise d’envergure normale: l’impact de l’amende ne sera pas le même, il convient donc de mettre les entreprises sur le même pied d’égalité en matière de dissuasion.En outre, il est nécessaire de rappeler que rentrent en ligne de compte au moment du calcul de la sanction les gains illicites réalisés lorsqu’une estimation est possible (12). In fine les lignes directrices, en leur point 37, offrent la faculté à la Commission de s’écarter de la méthodologie générale pour la fixation des amendes pour atteindre un niveau dissuasif suffisant compte tenu «des particularités d’une affaire donnée». Il s’agit d’une voie de sortie pour que l’objectif de dissuasion soit satisfait.

Outre les lignes directrices, la pratique décisionnelle de la Commission a révélé  que certains éléments pouvaient être pris en compte à des fins de dissuasion (13). À titre d’exemple, la Commission a retenu comme facteur multiplicateur les moyens structurels importants dont disposait une entreprise pour connaitre de l’illégalité de son comportement (notamment ceux qui lui auraient permis de mieux contourner la loi) (14). De même la place qu’une entité détient dans un système de distribution,  sa faculté compte tenu de cette  situation de porter atteinte à la concurrence peut être prise en compte (15).

  En conclusion

L’exigence d’assurer un effet dissuasif à l’amende administrative intervient à de nombreuses étapes du calcul de cette dernière. Le facteur dissuasion est donc particulièrement difficile à aborder. Cette étude avait donc pour vocation de déterminer les contours d’une notion dont «on ne nous dit pas tout». En effet, un flou volontaire semble régner autour de l’aspect dissuasif des amendes prononcées par la Commission. Après tout l’imprévisibilité d’une sanction ne rime t’elle pas avec dissuasion?

                                  Jean-Loup Jaumard

1 Règlement (CE) 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité

2 Edition de 2008 plus précisément

3 Lignes directrices du 1er septembre 2006 pour le calcul des amendes infligées en application de l’article 23 du Règlement 1/2003

4 Désormais articles 101 et 102 du TFUE

5 Voir notamment les travaux de Gary Becker sur le modèle économique de la dissuasion

6 Pour un récapitulatif exhaustif de l’émergence et la consécration du facteur dissuasion voir «Quelques réflexions et interrogations au sujet de l’effet dissuasif des amendes en droit communautaire de la concurrence» Revue Concurrence n°4/2009 Valérie Giacobbo-Peyronnel et Philippe Singler

7 Lignes directrices du 14 janvier 1998 pour le calcul des amendes intervenant suite à une pratique anticoncurrentielle

8 point 4 des lignes directrices de 2006

9 point 7 des lignes directrices de 2006

10 arrêt du Tribunal 8 juillet 2008, Lafarge c/ Commission

11 point 30 lignes directrices 2006

12 conf supra, lignes 31 Lignes directrices 2006

13 Voir pour plus de précisions «Quelques réflexions et interrogations au sujet de l’effet dissuasif des amendes en droit communautaire de la concurrence» Revue Concurrence n°4/2009 Valérie Giacobbo-Peyronnel et Philippe Singler

14 arrêt TPICE Hoechst 18 juin 2008

15 arrêt TPICE Nintendo 30 avril 2009

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