Stratégie concurrentielle : opérations de concentration, engagements et principe de proportionnalité (1/2)

Cet article est la première partie d’un focus sur la stratégie concurrentielle que peut adopter une entreprise lors d’une opération de concentration. Sera ici étudié le principe de proportionnalité (ou plutôt son absence) lors de la négociation des engagements avec les autorités compétentes (II.) après avoir analysé l’importance d’une juste définition du périmètre des engagements proposés (I.). La deuxième partie (à paraître la semaine prochaine) se concentrera sur la relation à entretenir avec l’autorité de concurrence tout au long du contrôle.

1. Les concentrations d’entreprises (principalement les fusions et acquisitions) sont largement soumises au contrôle des autorités de concurrence compétentes (en ce qui nous concerne, l’Autorité de la concurrence ou la Commission Européenne, lorsque les seuils sont franchis (1)). Lors de ce contrôle, les entreprises peuvent soumettre des engagements qui favorisent l’autorisation de réaliser l’opération.

2. Le droit de la concurrence, dans son sens étymologique, est un droit naturel qui se confond avec celui d’adopter librement une stratégie de globalisation. La phase de négociation des engagements effectuée devant l’autorité de concurrence compétente lors d’une opération de concentration est une nécessité qui, outre le fait qu’elle assure le respect de la liberté concurrentielle des entreprises concernées, tend au respect d’une liberté concurrentielle d’ensemble.

3. La négociation de la prise d’engagements est seule capable de faire respecter la libre concurrence par les opérateurs eux-mêmes. Elle est la phase clé de toute opération de concentration, aussi la plus délicate. C’est Joseph Farrell qui le premier, en 2003, a souligné les difficultés inhérentes à cette négociation entre parties et l’autorité de concurrence (2). Bien que 9 opérations sur 10 soient autorisées sans aucune prise d’engagement(s) (3), les 10% restants concernent en réalité les transactions les plus importantes.

4. Il s’agira dès lors d’étudier attentivement la détermination du périmètre des engagements que l’entreprise proposera à l’autorité de concurrence (I.), tout en tachant d’éviter les « dealbreakers » (II.).

I. Déterminer le périmètre des engagements

1. La définition du périmètre.

5. Définir le périmètre des engagements à présenter à l’Autorité de concurrence est primordial tant cela permettra aux autorités de concurrence d’approuver l’efficacité de ces derniers, et ainsi, d’obtenir l’autorisation de l’opération de concentration.

6. Les dimensions à déterminer. Deux dimensions doivent être déterminées : (i) la dimension structurelle et (ii) la dimension territoriale. La première vise à ce que les engagements proposés regroupent suffisamment d’actifs pour éliminer les problèmes de concurrence visés. Il s’agit alors d’assurer l’attractivité de la cession d’actif(s) pour les repreneurs et licenciés potentiels. Quant à la dimension territoriale, elle vise à déterminer la zone géographique au sein de laquelle les engagements auront un impact s’ils sont adoptés. Ainsi, définir de la façon la plus précise possible le périmètre des engagements qu’il faudra proposer est une nécessité à accomplir le plus tôt possible dans la procédure.

2. Sur les engagements qui seront nécessaires.

7. Il convient de ne pas proposer des engagements a minima, afin d’éviter une perte de temps précieux. Les engagements de l’entreprise ne doivent pas sous-estimer les attentes de l’autorité en charge du dossier. De plus en plus, les entreprises intègrent ce raisonnement. Ainsi, le taux de décisions de phase I de la Commission européenne autorisant une opération de concentration sous réserve d’engagement(s), est passé de 3,7 % à 5,5 % de 2001 à 2010 (4). Dans le même temps, alors qu’en 2002 le taux de décision avec engagement était de 70% en phase II, il n’est plus que de 33% en 201020. Les entreprises semblent ainsi de plus en plus enclines à proposer des engagements dès la phase I, évaluant avec justesse les opérations qui ne nécessitent pas de telles négociations.

8. Une fois les enjeux ciblés et le périmètre définis, il devient possible d’anticiper les questionnements de l’autorité de concurrence, une nouvelle étape cruciale quant à la négociation des engagements.

II. Le principe de proportionnalité et les « dealbreakers »

1. La question de la proportionnalité

9. Le risque d’overshooting. Un important risque pour les entreprises est celui de l’overshooting. Il s’agit de proposer des remèdes potentiellement disproportionnés. Or, l’Autorité de la concurrence comme la Commission européenne, bien qu’elles veillent à ce que l’opération demeure économiquement intéressante (5), ne s’opposent pas à ce que des engagements dépassent les préoccupations concurrentielles (6). Si le risque d’overshooting existe, l’absence de principe de proportionnalité entre les engagements souscrits et les préoccupations de concurrence en est la cause majeure. Il est ainsi un risque pour les parties qu’elles s’engagent au-delà de ce qu’il était nécessaire de le faire afin que l’opération soit autorisée. La CJUE reconnait expressément que les parties « acceptent sciemment que leurs concessions puissent aller au-delà de ce que la Commission elle-même pourrait leur imposer » (7). La négociation des engagements échappe ainsi aux règles du droit des contrats autant qu’aux principes cardinaux du droit de la concurrence tel que le principe de proportionnalité. Elle nécessite la plus grande précaution (8).

10. Ainsi, dans l’affaire dite « Monsieur Bricolage » (9), le recours par l’entreprise contre des engagements qu’elle avait elle-même proposés, en raison de leur caractère disproportionné, a été censuré par le Conseil d’Etat. Notons à ce titre que le Conseil d’Etat ne s’est pas exprimé sur la possibilité ou non pour les entreprises de contester les engagements proposés, mais simplement sur l’impossibilité de contester le caractère disproportionné de ces derniers.

11. Les dealbreakers. Un dealbreaker est un engagement qui, s’il est adopté, a pour conséquence d’éliminer tout intérêt économique à l’opération de concentration. L’adoption d’un dealbreaker résulte d’un overshooting très important. Les identifier est ainsi une étape essentielle de l’analyse concurrentielle que doivent réaliser l’entreprise et ses conseils. Une prise d’engagement(s) à ce point disproportionnée qu’elle ferait perdre à l’opération tout sens économique doit absolument être évitée.

12. L’absence de proportionnalité est, pour les entreprises, un risque qui ne doit pas être négligé. Toutefois, il peut également être mis au profit de ces dernières, lorsqu’elles souhaitent notamment s’assurer de bénéficier d’une procédure de courte durée.

2. La stratégie vis-à-vis du périmètre des engagements proposés. 

13. Une volonté d’obtenir une validation rapide du projet. Si l’absence de proportionnalité des engagements est l’un des risques auxquels doivent faire face les entreprises, elle peut également s’avérer être un avantage. En effet, il est rationnel, en certaines circonstances, que les entreprises proposent des engagements qui aillent au-delà de ce qui serait a priori nécessaire, de manière à s’assurer de la validation certaine et rapide du projet (10).

14. A contrario. Si les parties proposent un périmètre des engagements relativement étroit, alors, les chances d’aller en phase II sont grandes tant l’autorité de concurrence voudra bénéficier du temps nécessaire pour vérifier la pertinence des propositions d’engagements formulées par les entreprises. Ainsi, la contrepartie d’engagements peu contraignants, quand bien même l’opération ne nécessiterait pas d’engagements plus stricts, se trouve dans une procédure plus longue et donc plus coûteuse pour les parties.

15. Quelques nuances. Toutefois, il est également vrai que lorsque les parties concernées proposent, dès le commencement de l’opération, des actifs à céder relativement importants, l’autorité de concurrence en charge du dossier peut avoir deux interprétations. (i) La première est la prise de conscience de l’intérêt pour les parties d’éviter une longue procédure. Dans ce cas, l’autorité acceptera la réalisation de l’opération, les engagements étant plus que largement suffisants. (ii) La seconde peut être la prise de conscience du peu de synergies engendrées par l’opération et ainsi des lourdes atteintes portées à la concurrence sur le marché.

3. Schématisation

16. Ainsi, l’arbitrage entre la proposition d’engagements allant ou non au-delà des préoccupations concurrentielles, désavantage pour les entreprises ou atout dans certaines autres circonstances, est une étape décisive qui doit être effectuée en amont de la notification à l’autorité de concurrence. Il demeure qu’il est déconseillé à l’entreprise de révéler les engagements maximaux qu’elle est prête à consentir afin d’éviter toute perte d’influence lors de la négociation.

17. Ce dernier point relève d’une bonne préparation de la négociation en amont comme d’une bonne gestion des étapes menant à l’autorisation de réaliser l’opération. Le tout concourt, in fine, à la meilleure négociation des engagements en eux-mêmes.

Thibault Schrepel

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  • (1). Pour le droit français, voir l’article L. 430-2 du Code de commerce. Pour le droit européen, voir le régime général du règlement (CE) n° 139 / 2004 du Conseil, du 20 janvier 2004.
  • (2). Voir l’article de Joseph Farrell « Negotiation and Merger Remedies: Some Problems » paru à la Revue Competition Policy Center de l’Université de Berkeley le 21 août 2003, Working Paper n° CPC03-41, ainsi que dans l’ouvrage « Merger Remedies in U.S. and EU Competition Law », Editions Edward Elgar, 2003.
  • (3). Voir « Quelles efficacités des remèdes du contrôle européen des concentrations ? », François Lévêque, Revue Concurrences, 1/2006.
  • (4). « Les remèdes en France et en Europe : une analyse statistique sur la période 2000-2010 », CompetitionRx, 20 avril 2012, J. Menezes.
  • (5). Sur ce point, voir l’article « Antitrust at the Turn of the Twenty-First Century: The Matter of Remedies », Georgetown Law Journal n° 169, paru en 2002. Cet article souligne la manière dont les règles protégeant la concurrence sur les marches peuvent être strictes si, dans le même temps, les autorités de concurrence compétentes mettent l’accent sur la préservation des efficiences économiques et de l’innovation.
  • (6). Toutefois, un article relève la plus grande prise en compte des efficiences économiques par la Commission européenne que par les autorités américaines. Voir « Antitrust Remedies in the U.S. and E.U.: Advancing a Standard of Proportionality », paru au Tilburg University Journal, 48 Antitrust Bull. 377, 2003.
  • (7). CJUE, Grande Chambre, 29 juin 2009, Alrosa, n° C-441-09. Dans cette affaire, un accord signé entre la société Alrosa et deux filiales du groupe De Beers avait pour objet la fourniture de diamants bruts pour une période de cinq ans. Susceptible de constituer un accord anticoncurrentiel au sens de l’article 81 CE devenu 101 du TFUE, les parties s’étaient engagées à réduire progressivement les ventes de diamants bruts de la société Alrosa à aux filiales du groupe De Beers.
  • (8). Voir sur ce point l’article de Marie Malaurie-Vignal, « Engagements en droit de la concurrence, droit souple ou droit autoritaire ? », à la Revue Contrats Concurrence Consommation, Janvier 2011.
  • (9). Conseil d’Etat, 23 décembre 2010, n° 337533 et n° 338594.
  • (10). Voir sur ce point l’étude de Bruce R. Lyons et Andrei Medvedev, « Bargaining over Remedies in Merger Regulation », parue au East Anglia University Journal, Working Paper n° 07-3 en 2007.

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3 Responses
  1. […] 10. En l’espèce, la Commission européenne a exprimé des inquiétudes quant à la situation suivante : la fusion aurait laissé un choix entre deux concurrents, U.P.S. et DHL, dans quinze pays de l’Union. Pour cette raison, elle demandait à ce que les deux entreprises concernées cèdent plusieurs de leurs actifs, ce qu’elles ont refusé. La Commission européenne a tenté de reproduire ce qu’elle a pu imposer dans l’opération de concentration entre Universal Music Group et EMI de l’an dernier, à savoir la cession d’un tiers des actifs d’EMI à des concurrents. Pour en savoir plus sur les négociations entre les autorités de concurrence et les parties, voir les deux articles du Concurrentialiste spécialement consacrés à cette question (ici et ici). […]

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