L’innovation et son partage : finalité économique commune des droits de la propriété intellectuelle et de la concurrence (Pr. Edith Blary-Clément)

Pour (éventuellement) citer cette étude :
Edith Blary-Clément, L’innovation et son partage : finalité économique commune des droits de la propriété intellectuelle et de la concurrence, Revue Concurrentialiste, Mai 2013

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Cet article est publié dans le cadre du colloque en ligne organisé par Le Concurrentialiste et intitulé « Le droit de la concurrence et l’analyse économique ». Un document PDF regroupant l’ensemble des articles présentés dans le cadre de ce colloque est disponible au lien suivant : lien

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1. Il est assez classique de confronter droit de la concurrence et droit de la propriété intellectuelle et d’opposer les deux corps de textes présentés comme antinomiques par nature (1) ou tout au moins comme portant en germes d’importantes contradictions (2). La littérature tant économique que juridique est riche sur ce point (3) ; il n’y a pas lieu d’y revenir longuement. Un simple rappel peut suffire. On sait en effet que les droits de propriété intellectuelle s’analysent en des droits exclusifs d’exploitation, véritables monopoles qui, certes, offrent des avantages concurrentiels indéniables à leurs titulaires, mais peuvent aussi apparaître comme autant d’obstacles au libre jeu de la concurrence. Le droit de la concurrence, quant à lui, peut être défini comme l’ensemble des règles qui encadre l’exercice des activités économiques sur un marché. Il gouverne les rivalités entre agents en prohibant les pratiques et comportements qui portent atteinte à la libre concurrence. Il permet de sanctionner les ententes et autres abus de domination qui faussent ou restreignent le jeu de la concurrence sur le marché, fussent-ils le fait d’un titulaire de droits de propriété intellectuelle. D’un point de vue normatif, la contradiction entre droit de la propriété intellectuelle et droit de la concurrence se situe dans l’esprit des textes, leur finalité première diffère. Un conflit apparent de normes en résulte lorsqu’une même situation factuelle est susceptible de recevoir une solution opposée selon l’angle d’analyse (4). Par exemple, un refus de licence peut sembler légitime au regard du droit de la propriété intellectuelle en ce qu’il est l’expression des prérogatives attachées au titre et caractériser un abus au regard du droit de la concurrence en ce qu’il résulte d’une entente visant à empêcher l’entrée sur le marché d’un nouvel opérateur économique (5).

2. Lorsqu’il est soumis aux juges, ce conflit est résolu par une combinaison subtile et globalement équilibrée des droits, qui se fonde sur une logique d’articulation (6). L’étude des grandes décisions rendues par les autorités de la concurrence tant nationales qu’européennes montre que l’opposition entre droit de la propriété intellectuelle et droit de la concurrence est réductible. Les divergences s’estompent devant la finalité économique commune des deux corps de règles.

3. Appréhendée sous le prisme du droit de la concurrence, la propriété intellectuelle est appréciée avec les outils de ce droit. Des outils que l’on sait plus économiques que juridiques. Elle se prête d’autant mieux à l’approche économique que la recherche de l’équilibre économique et social la caractérise de la même manière qu’elle caractérise le droit de la concurrence. Tout cela conduit à l’édiction de solutions conciliant droit de propriété et protection des marchés, alliant protection de l’innovation et bien-être social.

4. C’est sans doute parce que le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle sont tous deux des droits économiques que leur opposition théorique cède si facilement le pas. Les droits économiques ont pour ambition de rendre compte de la réalité économique et de s’adapter à elle.

5. Facteur de conciliation, l’efficacité économique — (les économistes parlent d’efficience) — transcende les droits de la propriété intellectuelle et de la concurrence. Elle commande de prendre toute mesure pour maintenir ou rétablir un niveau de concurrence acceptable tout en préservant les droits de propriété intellectuelle. L’efficacité économique guide le juge aussi bien dans la qualification des pratiques et comportements mettant en cause un droit de propriété intellectuelle au regard du droit de la concurrence que dans la sanction. Elle lui permet d’apprécier la légitimité d’un monopole au regard de la libre concurrence.

6. « Promouvoir l’innovation et encourager la croissance économique » sont, selon la Commission européenne, des objectifs communs au droit de la propriété intellectuelle et au droit de la concurrence (7). L’analyse économique révèle l’identité de la cause finale de ces droits au-delà même de leur apparente contradiction. Dans cet esprit, le droit de la propriété intellectuelle doit être regardé comme un instrument de concurrence par stimulation et dynamisation du marché ; le droit de la concurrence comme un soutien à l’innovation et le gardien de son partage. En effet, parce que l’innovation n’a socialement d’intérêt que si elle est partagée, le droit de la concurrence assure l’effectivité de ce partage, l’imposant si besoin est.

I. L’innovation : dénominateur commun des droits de la concurrence et de la propriété intellectuelle

L’innovation est au cœur des deux droits. Comment en serait-il autrement alors que l’incitation à l’innovation participe de l’essence même des droits de propriété intellectuelle et de la concurrence (A.) et qu’elle ressortit de la concurrence par les mérites, notion ancienne, mais concept émergent (8) consacré par la jurisprudence (B.)  ?

A. L’innovation : essence des droits

7. Au-delà de la fonction de protection, l’accent doit être mis sur la finalité incitative à l’innovation des droits de propriété intellectuelle et de la concurrence.

8. S’agissant des droits de la propriété intellectuelle, cet aspect transparaît dans la combinaison des idées de récompense et de retour sur investissement. Juristes et économistes se rejoignent pour considérer que les droits conférés par la propriété intellectuelle permettent un juste retour sur investissement en récompense de la révélation de la création et de sa mise à disposition de la communauté. En matière de brevet par exemple, la description de l’invention permet la divulgation de la connaissance, de l’information technique. Le monopole accordé récompense ce partage de l’information et permet le retour sur l’investissement engagé. Dans les domaines où les investissements sont considérables (biotechnologies, pharmacie), il est incontestable que le retour sur investissement est indispensable pour maintenir la recherche et l’innovation. De nombreux rapports sur l’innovation et ses enjeux sur la croissance, mais aussi sur l’économie de l’immatériel, insistent sur cet aspect (9). La récompense stimule l’initiative. Il va sans dire que nul n’engagera de lourds investissements intellectuels et financiers s’il ne peut espérer un quelconque retour sur ceux-ci au travers de l’exclusivité de l’exploitation de l’invention. Obtenir une exclusivité d’exploitation permet par ailleurs de rassembler les fonds nécessaires à la poursuite des efforts d’innovation. Aussi les droits de la propriété intellectuelle peuvent-ils être regardés comme autant d’incitations à la création et à la réitération de l’acte créateur.

9. La thèse de la récompense et son corollaire, le retour sur investissement, sont encore majoritairement partagés par les tenants de l’analyse économique du droit (10). Le développement de l’analyse économique a plus particulièrement permis de conforter la légitimité du brevet (11). Selon Messieurs Corbel et Le Bas, « la fonction d’incitation, qui n’est que l’autre face de la fonction de protection constitue la justification la plus pertinente du système brevet » (12). Mais elle s’applique à toute la propriété intellectuelle. Ainsi « la thèse de la récompense conduit naturellement à regarder le droit d’auteur comme une incitation à la création » (13).

10. Cette thèse a également cours en droit de la concurrence où elle est consacrée par la jurisprudence tant européenne que nationale. Elle s’exprime notamment dans les décisions qui définissent la fonction essentielle des droits de propriété intellectuelle. Cette définition repose, en effet, sur la nécessité de récompenser l’inventeur, le créateur pour sa contribution à l’innovation. On sait, par exemple, depuis l’arrêt Centrafarm (14) que l’objet du brevet est d’assurer à son titulaire, afin de récompenser son effort créateur, le droit exclusif d’utiliser l’invention, objet du brevet et de s’opposer à toute utilisation non autorisée constitutive de contrefaçon. Juridiquement donc, la récompense s’exprime dans l’octroi d’une exclusivité qui confère un avantage concurrentiel. Cet avantage a une finalité économique pro-concurrentielle en ce qu’il incite le titulaire des droits à poursuivre ses efforts d’innovation en le protégeant de la concurrence d’imitation. Il incite par ailleurs les concurrents à la mise au point de technologies de substitution. Dans cet esprit, la propriété intellectuelle s’inscrit dans une perspective de promotion de l’innovation au service de bien-être collectif. Elle participe au développement économique et social. Elle constitue une récompense pour le progrès économique et technique apporté et un encouragement à continuer l’effort d’innovation. D’un point de vue concurrentiel, les droits de la propriété intellectuelle favorisent l’entrée sur le marché de nouveaux produits. Ils participent de la concurrence par les mérites.

B. L’innovation : substance d’une concurrence par les mérites

11. La concurrence par les mérites est celle qui contribue à l’amélioration de la qualité des produits et à une baisse des prix au bénéfice des consommateurs. Elle s’exerce par le recours à des moyens qui sont ceux qui gouvernent une compétition normale des produits ou des services sur la base des prestations des opérateurs économiques (15). Elle s’oppose à la concurrence par les obstacles qui s’entend des comportements qui nuisent à la capacité concurrentielle des concurrents (16). Le fait pour une entreprise confrontée à l’arrivée ou à la présence de produits concurrents de développer des moyens commerciaux pour faire face à cette concurrence n’est pas en-soi constitutif d’un abus de position dominante, dès lors que les moyens mis en oeuvre sont ceux d’une concurrence par les mérites, il en va autrement lorsque pour faire face à la compétition d’autres offreurs, elle use de pratiques abusives (17). La jurisprudence récente offre un bel exemple d’application de cette théorie. Après une longue procédure, la CJUE a rejeté le 6 décembre 2012 le pourvoi formé contre la décision du Tribunal de l’Union européenne dans l’affaire AstraZeneca (18). Les pratiques mises en oeuvre par la société AstraZeneca pour empêcher ou retarder l’arrivée sur le marché de médicaments génériques sont constitutives d’abus de position dominante car les moyens mis en oeuvre (par exemple, la présentation aux autorités publiques d’informations trompeuses, de nature à induire en erreur et à permettre la délivrance d’un droit exclusif (un « CCP ») auquel l’entreprise n’a pas droit ou n’a droit que pour une période plus limitée) ne relèvent pas d’une concurrence par les mérites. De la même manière, le fait d’empêcher les fabricants de produits génériques de faire usage de leur droit de bénéficier des résultats des essais pharmacologiques, toxicologiques et cliniques ne trouve aucun fondement dans la protection légitime d’un investissement relevant de la concurrence par les mérites (19). Une entreprise peut user de tous moyens pour protéger ses investissements notamment pour protéger ceux qui ont permis l’obtention de droits de propriété intellectuelle, mais ces moyens doivent rester loyaux, légitimes. Confrontée au droit de la concurrence, la protection de l’investissement conférée par la propriété intellectuelle trouve sa limite et les abus que la position dominante permet doivent être sanctionnés, qu’ils soient liés à l’exercice même des droits ou à une stratégie d’acquisition. En d’autres termes, la finalité d’incitation à l’innovation des droits de propriété propriété intellectuelle ne doit pas être dévoyée.

12. Déjà dans son avis n° 97-A-10 du 25 février 1997 (20), le Conseil de la concurrence avait indiqué que l’exercice d’un droit ne saurait être toléré par le droit de la concurrence dès lors qu’il constitue une exploitation abusive de la position dominante résultante de sa détention et dans sa décision n° 01-D-57 du 21 septembre 2001 (21) que le simple fait (pour un opérateur même en position dominante) de déposer des brevets (…) et de défendre les droits qui en découlent devant les juridictions ne saurait être regardé comme abusif, sauf s’il peut être établi que cet opérateur se livre à un gel des droits attachés auxdits brevets et qu’ainsi sa pratique de dépôts de brevet a pour unique objet d’empêcher des concurrents de pénétrer le marché. Dans le même esprit, la Cour de justice indique dans la décision AstraZeneca commentée, que « l’élaboration par une entreprise, même en position dominante, d’une stratégie ayant pour objet de minimiser l’érosion de ses ventes et d’être en mesure de faire face à la concurrence des produits génériques est légitime et relève du jeu normal de la concurrence, pour autant que le comportement envisagé ne s’écarte pas des pratiques relevant d’une concurrence par les mérites, de nature à profiter aux consommateurs » (22). Le « pour autant » régulièrement utilisé dans les décisions cristallise la volonté conciliatrice des instances jugeant des pratiques anticoncurrentielles. Il apparaît qu’utiliser les droits de propriété intellectuelle comme obstacle injustifié à une concurrence effective sur le marché est contraire au droit de la concurrence sans que les droits eux-mêmes posent problème.

13. Le rôle conciliateur du droit de la concurrence apparaît clairement à la lecture de la communication de la Commission faisant suite à l’enquête sectorielle menée dans le domaine pharmaceutique. Elle indique en conclusion qu’elle (la Commission) « continuera de mener un dialogue constructif avec tous les acteurs du marché afin de veiller à ce que le potentiel d’innovation de l’industrie pharmaceutique communautaire puisse être pleinement exploité et que les patients jouissent d’un meilleur accès à des médicaments sûrs et innovants, à des prix abordables et dans les meilleurs délais ». La Commission se veut gardienne de l’innovation autant que de la concurrence, et ce pour que l’innovation puisse bénéficier au consommateur. Point l’idée que l’innovation doit être partagée, que l’avantage économique conféré par les droits de la propriété intellectuelle repose sur ce nécessaire partage.

II. Le droit de la concurrence gardien du partage de l’innovation

14. On sait que le partage de l’information, et partant de l’innovation, fonde le droit de la propriété intellectuelle : en contrepartie des droits accordés par le brevet, l’inventeur doit révéler totalement l’invention, l’exercice des droits patrimoniaux par l’auteur suppose la divulgation de l’œuvre. Le droit de la concurrence a vocation à veiller au partage subséquent de l’innovation pour le bien-être du consommateur. Il doit plus spécifiquement veiller à ce que les droits de propriété intellectuelle ne constituent pas des barrières à l’entrée sur le marché des nouveaux produits. Et le cas échéant, il lui faut réduire les obstacles en imposant le partage de l’innovation. Ainsi les autorités de la concurrence « contribue(nt) à la diffusion des avancées technologiques » (23).

A. L’accès au marché stimulé

15. Dans une conception dynamique de la concurrence, le facteur essentiel est la possibilité d’entrer sur le marché (24). C’est pourquoi les droits de propriété intellectuelle ne doivent pas constituer ou être utilisés comme des obstacles à l’entrée sur le marché de produits nouveaux. L’accès au marché des innovations concurrentes ou dérivées doit être préservé.

16. Permettre l’accès au marché est une des fonctions du droit de la concurrence. Plusieurs décisions bien connues mettent en lumière ce rôle parmi lesquelles les jurisprudences Magill (25), Microsoft (26) AstraZeneca (27) ou en droit interne SIRENE (28), Codes Rousseau (29) …

17. Prenons pour exemple l’arrêt IMS Health (30) qui reprend et complète les jurisprudences antérieures (31) en matière de refus de licence. Dans cette affaire, la CJCE rappelle que le droit de la concurrence doit prévaloir sur le droit de la propriété intellectuelle lorsque le refus d’octroyer une licence fait obstacle au développement du marché dérivé au préjudice des consommateurs. Ainsi le refus de licence, en soi licite, peut être considéré comme abusif lorsqu’il est opposé à un demandeur qui n’entend pas se limiter à reproduire des produits ou des services qui sont déjà offerts sur le marché dérivé par le titulaire du droit de propriété intellectuelle, mais a l’intention d’offrir des produits ou des services nouveaux que le titulaire n’offre pas et pour lesquels existe une demande potentielle de la part des consommateurs. Aux termes de la décision, le refus d’octroyer une licence qui empêche l’accès au marché de produits nouveaux constitue un abus de position dominante au sens de l’article 82 CE (102 TFUE). Trois conditions doivent toutefois être réunies : l’offre de produits ou services nouveaux que le titulaire du droit de propriété intellectuelle n’offre pas et pour lesquels il existe une demande potentielle de la part des consommateurs est la première. Vient ensuite l’absence de considérations objectives susceptibles de justifier le refus. Enfin le refus doit être de nature à réserver à l’entreprise titulaire du droit de propriété intellectuelle le marché concerné en excluant toute concurrence sur celui-ci. En d’autres termes, le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle ne peut user de son droit pour barrer l’accès au marché à des produits innovants qui ne sont pas directement couverts par le droit en question.

18. Des arguments similaires peuvent être trouvés en droit interne : l’affaire « Codes Rousseau » précitée en constitue une parfaite illustration. Ici, le conseil de la concurrence relève que le comportement de la société « Code Rousseau » a eu pour effet de restreindre le droit des concurrents d’exploiter leur propre capacité d’innovation en développant et en commercialisant, pour le bénéfice des consommateurs, des supports pédagogiques différents de ceux de la société « Codes Rousseau ». En se fondant sur des arguments tels que l’exploitation de la capacité d’innovation des concurrents, le développement et la commercialisation de supports différents (donc nouveaux) et le bénéfice des consommateurs, le conseil met en exergue son rôle de gardien de l’accès au marché des innovations. L’Autorité de la concurrence aujourd’hui, et avec elles toutes les instances en charge de l’application du droit de la concurrence, assume pleinement ce rôle qui s’étend aussi à l’accès au marché de nouveaux concurrents. Ainsi en est-il des concurrents offrant des produits bioéquivalents permettant de réduire les coûts de santé. Sont sanctionnées les pratiques tendant à empêcher les importations parallèles (32) et toutes les stratégies d’éviction (33). Le droit de la concurrence doit favoriser la mise sur le marché d’une offre diversifiée à des prix concurrentiels au besoin en imposant aux titulaires de droits de propriété intellectuelle de mettre à disposition des tiers les éléments permettant d’atteindre cet objectif.

B. Le partage imposé

19. Fondée sur la promotion de l’innovation grâce à une utilisation optimale des ressources technologiques couvertes par les droits de propriété intellectuelle, la théorie des infrastructures essentielles vise à rétablir au profit du consommateur une concurrence efficace qu’un droit de propriété intellectuelle entrave. Infrastructures, facilitées, ressources essentielles, le vocabulaire varie. Mais dans tous les cas, il s’agit de permettre l’accès à une technologie ou un bien indispensable à la création de produits ou de services qui ne serait pas rentable s’il fallait investir dans une solution alternative. Il ressort de l’arrêt Oscar Bronner (34) que la théorie s’applique lorsque la création de produits ou de services n’est pas économiquement rentable pour une production à une échelle comparable à celle de l’entreprise contrôlant la facilité essentielle et qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel. Dans l’affaire des Codes Rousseau déjà citée, le conseil de la concurrence relève qu’il est établi que les concurrents de la société Codes Rousseau étaient dans l’impossibilité de développer, de manière économiquement viable, un système alternatif, présentant le même degré de similitude avec le système officiel. N’étant pas en mesure de développer un système propre, les concurrents pouvaient cependant espérer diffuser le système « officiel » auprès de leurs clients ou envisager de développer des supports pédagogiques compatibles avec lui. Ce qui leur est refusé.

20. La possibilité, ou en sens inverse, l’impossibilité de développer des solutions alternatives économiquement raisonnables, fussent-elles moins avantageuses, est déterminante. La jurisprudence montre que lorsqu’il existe d’autres procédés techniques, le refus de concéder une licence ne doit pas être sanctionné (35). Un exemple est fourni par la décision relative à l’Ipod (36) ; dans cette affaire, le conseil de la concurrence a estimé que le seul dispositif compatible avec l’iPod ne constituait pas une facilité essentielle au motif que d’autres procédés techniques comme la gravure pouvaient permettre le transfert des données sur le baladeur en question. Le partage imposé de l’innovation est conditionné par l’absence de technologies de substitution à la mise au point desquelles invite le droit de la concurrence (37).

21. Face à une facilité essentielle, le partage de l’innovation favorise une utilisation plus productive des ressources, une utilisation à la fois par le titulaire des droits et par des tiers. L’application de la théorie des infrastructures essentielles permet la conciliation des droits de propriété intellectuelle et de la concurrence : les entraves à la libre concurrence sont levées ; les droits de propriété intellectuelle subissent une atteinte qui n’est pas excessive, puisque le partage des ressources est imposé certes, mais en contrepartie le titulaire des droits obtient une redevance qui doit être équitable, non discriminatoire et orientée vers les coûts (38). Ainsi pour assurer l’accès au marché à d’autres agents que le titulaire des droits de propriété intellectuelle, le juge de la concurrence peut imposer une obligation directe de contracter. Obligation de contracter qui peut aussi être indirecte. En effet, au-delà de l’application de la théorie des infrastructures essentielles, l’obligation de contracter peut prendre la forme d’une cession ou d’une concession de licences quasi imposées, consenties par exemple dans le cadre d’une procédure d’engagements. La cession, la licence est alors destinée à rétablir un niveau de concurrence suffisant sur le marché. À cet égard, il est intéressant de noter que pour clore, en juillet 2011, une enquête en matière d’entente et d’abus de position dans le secteur pharmaceutique relative à un droit de brevet, la Commission européenne avait proposé aux parties de trouver une solution mutuellement acceptable à leur différend, solution qui est passée, en l’espèce, par l’octroi d’une licence pour deux pays. Et la Commission de considérer que « cet arrangement est la façon la plus rapide et la plus efficace de garantir aux consommateurs l’accès au produit » (39). Le partage de l’innovation est au cœur de la solution adoptée par les firmes. Ce partage instillé par le droit de la concurrence prend corps dans le vecteur contractuel, classique en droit de la propriété intellectuelle, de la licence et cela pour le bien-être du consommateur et l’équilibre financier des systèmes de santé. Droit de la propriété intellectuelle et droit de la concurrence coopèrent et se fondent dans une finalité économique évidente.

Madame le Professeur Edith Blary-Clément

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  • (1) E. BACCICHETTI et Ph. BONNET, « Droit des pratiques anticoncurrentielles et droits de propriété intellectuelle », JCP(A) 2009 2057
  • (2) En ce sens, L. VOGEL, « Droit européen des affaires », Dalloz Précis, 2013, p. 667 n° 694
  • (3) B. DEFFAINS et E. LANGLAIS, « Analyse économique du droit », Principes, méthodes, résultats, éd. de Boeck, Bruxelles 2009 ; M.-A. FRISON-ROCHE et A. ABELLO, « Droit et économie de la propriété intellectuelle, LGDJ, 2005 ; Ch. JAMIN, Économie et droit, in Dictionnaire de la culture juridique dir. D. ALLAND et S. RIALS, PUF 2003, p. 578 et s. ; E. MACKAAY et S. ROUSSEAU, « Analyse économique du droit, Dalloz, 2 éd., 2008 ; T. KIRAT et L. VIDAL, « Le droit et l’économie : Étude critique des relations entre les deux disciplines et ébauches de perspectives renouvelées, Annales de l’Institut André TUNC – Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 2005. C- MARECHAL, « Concurrence et propriété intellectuelle, litec 2008, coll. IRPI
  • (4) A. JEAMMEAUD, « Des oppositions de normes en droit privé interne », Thèse Lyon III, 1975
  • (5) E. BLARY-CLEMENT, « La prévalence de l’efficience économique dans le règlement des conflits entre propriété intellectuelle et droit de la concurrence », in F. PERALDI-LENEUF et S. SCHILLER (dir.), « Les conflits de normes », Rapport pour le GIP Mission de recherche Droit et justice 2012, p 194- 209
  • (6) M-A FRISON-ROCHE, « L’interférence entre les propriétés intellectuelles et les droits des marchés, perspective de régulation », in M-A FRISON-ROCHE et A. ABELLO (dir.), Droit et économie de la propriété intellectuelle, LGDJ 2005 p. 15
  • (7) Com (2008.465) final, 16 juillet 2008
  • (8) En ce sens G. DECOCQ, « Les concepts émergents en droit des affaires », LGDJ, p 239 et s.
  • (9) C. BIRRAUX Et J-Y. LE DREAUT, « L’innovation à l’épreuve des peurs et des risques », Doc. AN n° 4214, 2012- DGCIS, L’innovation dans les entreprises, moteurs, moyens et enjeux, mai 2011-M LEVY et J-P. JOUYET, « L’économie de l’immatériel, la croissance de demain, nov. 2006. P. ZELNIK, J. TOUBON et G. CERUTTI, Création et internet, janv. 2010-R BOYER et M DIDIER, Innovation et croissance, La Documentation Française, Paris, 1998
  • (10) Pour E. MACKAAY, « La maximisation de l’innovation globale au sein de la société est l’essence de la propriété intellectuelle ». E. MACKAAY, La propriété intellectuelle et l’innovation — Analyse économique du droit, Dr et patrimoine 2003 n° 119 p 61 et s.
  • (11) M. AZUELOS, « Innovation et système des brevets aux États-Unis : un modèle en question(s) », Revue lisa/lisa e-journal Vol.IV- n° 1/2006 p. 29-50, lisa.revues.org/2132
  • (12) P. CORBEL et Ch. LE BAS, « Les nouvelles fonctions du brevet », Economica 2011, p. 4
  • (13) A. LUCAS, H-J. LUCAS et A. LUCAS-SCHLOETTER, « Traité de la propriété littéraire et artistique », Litec 4e éd. 2012 n° 32, p. 40
  • (14) CJCE 31 octobre 1974 aff. 15-74, Centrafarm BV et Adriaan de Peijper c/ Sterling Drug Inc. Rec. 1974, p. 1147
  • (15) Cette définition ressort de l’arrêt de la CJUE du 6 déc. 2012 : CJUE, 6 déc. 2012, aff. C-457/10, AstraZeneca AB et AstraZeneca plc, point 74, 6 pour un commentaire, G. DECOCQ, Contrats, conc., consomm. Févr. 2013 n° 37
  • (16) V. G. DECOCQ, « La concurrence par les mérites », Contrats, conc. consom. Avril 2010, Repère 4, et la jurisprudence citée – L’expression apparaît assez régulièrement dans la jurisprudence tant interne que de l’Union européenne, par exemple : CJCE, 13 février 1979, Hoffmann-La Roche/Commission, 85/76, Rec. p. 461, point 91 ; – 3 juillet 1991, AKZO/Commission, C-62/86, Rec. p. I-3359, point 69 ; 11 décembre 2008, Kanal 5 et TV 4, C-52/07, Rec. p. I-9275, point 25, 17 février 2011, TeliaSonera Sverige, C-52/09, Rec. p. I-527, point 27
  • (17) Aut Conc. Déc. n° 10-D-16 du 17 mai 2010 relative à des pratiques mises en oeuvre par la société Sanofi-Aventis, France, Contrats, conc. consom. Juillet 2010, n° 183, note D. BOSCO
  • (18) CJUE, 6 déc. 2012, aff. C-457/10, AstraZeneca AB et AstraZeneca plc, préc
  • (19) Il est reproché à AstraZeneca comme ne relevant de la concurrence par les mérites « son comportement constant et linéaire caractérisé par la communication aux offices des brevets de déclarations fortement trompeuses ainsi que par un manque manifeste de transparence notamment quant à l’existence de l’autorisation technique française et par lequel AZ a délibérément tenté d’induire les offices des brevets ainsi que les autorités judiciaires en erreur afin de préserver le plus longtemps possible son monopole sur le marché des IPP » Déc point 93
  • (20) Cons. Conc. Avis n° 97-A- 10 du 25 février 1997 relatif à une demande d’avis présentée par le Groupement des éditions et de la presse nautiques portant sur des questions de concurrence soulevées par la politique éditoriale du Service hydrographique et océanographique de marine
  • (21) Cons. conc. Déc. n° 01-D-57 du 21 septembre 2001 relative à une saisine et demande de mesures conservatoires de la société Advanced Mass Memories (AMM) à l’encontre des sociétés Iomega Corporation et Iomega International
  • (22) Point 129
  • (23) Cons. Conc., « Les droits de la propriété intellectuelle et le droit de la concurrence », Rapport annuel 2004, Etudes thématiques, p. 159- « Le droit de la concurrence a acquis le rôle de protecteur résiduel de la fonction de diffusion de l’innovation dans l’économie » ibidem p 149
  • (24) E. MACKAAY et S. ROUSSEAU, ouvr. préc., n° 377 p. 106
  • (25) CJCE, 6 avril 1995, aff.. Jointes C-241/91 P et C-249/91, RTE et ITP, préc.
  • (26) TPICE, 17 sept.2007, aff. T6201/04, Microsoft c/Commission, D. 2007 , AJ, 2303, obs. E. CHEVRIER, RTD Com. 2007 p. 715 F. POLLAUD-DULIAN
  • (27) TPIUE, 1er juill. 2010, aff. T-321/05, AstraZeneca AB et AstraZeneca plc c/Commission, Contrats, conc.consom. 2010, oct. 228, G. DECOCQ
  • (28) CE, Ass., 10 juillet 1996 (concl. M. DENIS-LINTON) Rec. p. 277 , RIDA 1996, p. 221 com. A. KEREVER ; AJDA 1997, p. 89, note H. MAISL
  • (29) Cons. conc. Déc. n° 04-D-09 du 31 mars 2004 relative à des pratiques mises en oeuvre par la société Codes Rousseau dans le secteur des supports pédagogiques pour auto-écoles
  • (30) CJCE 29 avril 2004, IMS Health GmbH & Co. OHG c/ NDC Health GmbH & Co. KG, affaire n° C-418/01, RTD com. 2004 p. 491 note : F. POLLAUD-DULIAN ; D. 2004, p. 2366, note F. SARDAIN ; Propr. Ind., mars 2005, n ° 3 , p. 36 J. SCHMIDT-SZALEWSKI
  • (31) Plus particulièrement les jurisprudences Magill, CJCE, 6 avril 1995, aff. Jointes C-241/91 P et C-249/91, RTE et ITP, préc. Dans cette affaire, le refus, par les requérantes, de fournir des informations brutes avait été qualifié d’abusif car il faisait obstacle à l’apparition d’un nouveau produit que les requérants n’offraient pas et pour lequel il existait une demande potentielle de la part des consommateurs) et Oscar Bronner : CJCE 26 novembre 1998, Oscar Bronner GmbH & Co KG c/ Mediaprint Zeitung, aff. C-7/97, Rec. p. I-7791, Contrats, conc. consom. 1999, 43
  • (32) À moins qu’une exemption individuelle puisse être obtenue fondée sur la démonstration des bienfaits issus de la recherche et développement pour de nouveaux traitements thérapeutiques dont le consommateur pourrait profiter si les profits injustes du commerce parallèle étaient endigués, CJCE, 6 oct. 2009, GlaxoSmithKine, Aff C-513/06P Rev. Des contrats 2010, p. 106 note C PRIETO.
  • (33) On pense aussi à celles résultant d’ententes anticoncurrentielles
  • (34) CJCE 26 novembre 1998, Oscar Bronner GmbH & Co KG c/ Mediaprint Zeitung, aff. C-7/97, préc.
  • (35) Com., 12 juillet 2005, Contrats, conc. consom. nov. 2005, 190, M. MALAURIE-VIGNAL- Voir également, CA Paris 23 février 2010, Contrats, conc.consom. 2010, 99, G. DECOCQ
  • (36) Cons. conc. Déc. n° 04-D-54 du 9 novembre 2004, Contrats, conc., consom. janv. 2005, 7, M. MALAURIE-VIGNAL
  • (37) Notons que l’imposition d’un prix excessif est assimilée par la jurisprudence au  refus de contracter. Aussi le Conseil d’État a-t-il pu considérer que la perception de droits privatifs excessifs par l’INSEE sur les rediffuseurs a eu pour effet (par comparaison au prix de cession d’extraits du fichier SIRENE pratiqués par l’INSEE,) de les empêcher de dégager une marge pour la cession de leurs fichiers de grande taille. Ainsi, si l’État peut percevoir des droits privatifs à l’occasion de la communication des données publiques en vue de leur commercialisation (…) ces droits ne peuvent faire obstacle, par leur caractère excessif, à l’activité concurrentielle d’autres opérateurs économiques lorsque ces données constituent pour ces derniers une ressource essentielle pour élaborer un produit ou assurer une prestation qui diffèrent de ceux de l’État, CE, Ass., 10 juillet 1996 (concl. M. DENIS-LINTON) précité
  • (38) Sur ces différentes exigences, V. Com. 23 octobre 2010, n° 08-20427.- PARIS 29 juin 1999 FRANCE TÉLÉCOM, BOCC n° 14, 25 août 1999, p. 447 – Com. 23 mars 2010 pourvoi n ° 08-20427 et 08-21768. Com. 4 décembre 2001, Contrats, conc. consom. mars 2002, n° 46, M.MALAURIE-VIGNAL. V. également, CJUE, 14 oct. 2010, aff. C-280/08 P, Contrats, conc. consom. déc. 2010,274, D. BOSCO ; CJUE, 17 févr. 2011, aff. C-52/09, Contrats, conc. consom. Avril 2011, 96, D. BOSCO. On peut aussi affirmer que l’équilibre est la finalité du droit de la concurrence, en ce sens Y AUGUET, Études sur le droit de la concurrence et quelques thèmes fondamentaux, Mélanges en l’honneur de Y. SERRA, Dalloz 2006, p. 29
  • (39) Com IP/II/842 du 06 juillet 2011

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